01/04/2020

Yume Nikki (la recommandation du mercredi)

Il est peut-être un peu maladroit de ma part de mettre en avant un jeu parlant d'isolation et de solitude en cette période de confinement forcé, sans doute dure à vivre pour beaucoup. Mais c'est dans ce genre de moments que Yume Nikki me trotte dans la tête, et il s'agit de l'une des œuvres dont j'avais le plus envie de parler en commençant ce projet. Donc plutôt que de reporter ou m'excuser, je me contenterai de parler des choses qui m'importent, vous laissant libres de choisir si vous souhaitez me lire ou non. Ça me semble plus simple.

Quelques mots d'avertissement toutefois: dans cet article je parlerai de sujets pas funky tels que la dépression et les idées suicidaires (y compris l'automutilation) donc soyez prudent-e-s si vous avez du mal avec ça. Ça va virer très perso aussi. Je promets de glisser des pastilles d'espoir dans mes paragraphes.

Ok, hiere wii gau.


Il existe peu de jeux aussi mystérieux que Yume Nikki (dont le titre pourrait être traduit par "le journal des rêves"). En vérité on a très, très peu d'informations sur lui, et encore moins sur son auteur-e. Uniquement connue sous son pseudo Kikiyama, cette personne a posté sa création, sans fanfare, sur le forum japonais 2channel en 2004, puis l'a mise à jour de temps à autres jusqu'en 2007. On part du principe qu'il s'agit d'un seul et même individu, et on peut supposer sans trop de risque que cette personne est japonaise. Et c'est à peu près tout en fait. On ne sait, tout simplement, rien. À une période les fans se demandaient même si Kikiyama était toujours en vie (ce qui semble être le cas, vu la réapparition surprise du jeu sur Steam en 2018).

Nous nous retrouvons donc avec cet objet, créé sur RPG Maker, qui aurait pu tout aussi bien sortir de nulle part. Et laissez-moi vous dire que c'est un curieux petit bidule tout de même.

On y contrôle Madotsuki, une jeune fille semblant s'être enfermée dans sa chambre. Honnêtement, entre nous, il n'y a pas grand chose à y faire. Madotsuki peut jouer au seul jeu disponible sur sa console (qui vous lassera vite), aller sur le balcon admirer le vide qui entoure son immeuble (si vide, tellement vide) et tourner en rond jusqu'à plus soif. Essayez d'ouvrir la porte et Madotsuki refusera.
Il n'y a, en vérité, qu'une seule chose à faire: se blottir sous la couette, le portail vers les rêves de la jeune fille. Un monde infini à découvrir.


Yume Nikki est un jeu dans lequel on explore les rêves de sa protagoniste, un univers imaginaire vaste et complexe peuplé de figures colorées de toutes les tailles et toutes les formes. Une flaque dans un igloo mène à une île perdue dans un océan rose. Un lit esseulé mène à un passage secret qui mène à une autre planète. Un monde de néon mène à un chemin suspendu dans le néant mène à un labyrinthe infernal mène à un réseau de quais dans la nuit mène à un désert mène à l' "Aztec Rave Monkey"! Les mondes s'emberlificotent les uns dans les autres, formant un complexe système de passages et de réseaux qu'il nous faut découvrir et apprendre peu à peu à naviguer, afin de s'aventurer toujours plus profondément, toujours plus profondément, toujours plus profondément...

Dénué de tout dialogue, de toute cinématique venant justifier notre quête, le jeu nous laisse à notre curiosité. Le plaisir de la recherche et de la découverte, de parcourir ces espaces si étranges est ici la seule véritable motivation nous poussant à avancer. Que se cache-t-il derrière cet arbre? Y a-t-il un moyen d'accéder à cette bouche d’égouts? Oh, on arrive dans une autre partie du désert blanc? Un labyrinthe de secrets, d'images oniriques et abstraites. Un dédale de petits miracles.


Mais errez assez longtemps dans cet océan, et une image plus concrète commence à émerger. Aventurière venue d'un autre monde, mais n'appartenant à aucun, Madotsuki semble  pouvoir aller partout, et pourtant n'a sa place nulle part. Recluse et repliée en elle-même, Madotsuki reste seule, profondément seule, jusque dans ses rêves. Rien à donner, rien à partager, rien à toucher, rien à sentir contre soi, tout à voir, seulement à voir, de loin, jamais à vivre. Toujours spectatrice, toujours de passage, jamais là, jamais vivante. Seul le couteau permet de toucher seule la lame est tangible seule la lame peut toucher le monde mais même elle n'est que temporaire, même elle n'est plus qu'un soupir frappant le vent. Plus rien n'existe, au final. Rien n'est réel. Sauf cette douleur, douleur qui me poursuit, douleur qui me remplit, douleur qui me torture, bruit de fond devenu tonnerre, faites-la taire, faites-la taire!

On ne saura jamais pourquoi Madotsuki a choisi de fermer sa porte à clé. La seule certitude, c'est sa douleur, et jusqu'où elle mène.

Fanart par Poppy May
Les hikikomori sont des personnes s'étant isolées du reste du monde, cloîtrées dans leur appartement ou leur chambre, avec le minimum de contact possible avec l'extérieur pendant des mois, des années... Les effets d'un tel isolement sur la santé mentale d'une personne (et de son entourage) peuvent être terribles. Mais cet isolement est souvent un symptôme de problèmes bien plus grands, à l'échelle culturelle, sociale, politique.

Je n'ai jamais fermé la porte à clé. Mais j'ai essayé. "Si les règles du jeu ne me plaisent pas, je ne jouerai pas". C'est ce que je me répétais, encore et encore. C'est toujours vrai. Les règles du jeu ne me plaisent très certainement pas. Mais au final, cette carrière n'était pas la bonne. Pour de nombreuses raisons, l'une d'entre elles étant cette douleur, cette horrible douleur qui nous fait tout perdre de vue, tout ce qui n'est pas elle. On s'ignore, on se néglige, on s'efface, on se hait parce qu'on ne peut pas s'oublier, parce que malgré tous nos efforts on est encore là, notre souffrance est encore là, je veux plus te voir je veux plus être toi je veux pas que tu existes. Pas besoin de sortir une lame pour se faire du mal, pas besoin de se tuer pour mourir à petit feu.
Le truc c'est que je souhaitais vivre. Vivre selon mes propres termes, selon mes besoins, à mon rythme. C'est la frustration de ne pas pouvoir vivre, je pense, qui m'a poussée à devenir morte-vivante. Seulement voilà, cul-de-sac. Merde. Je suppose qu'il va falloir sortir d'ici...

Si seulement il suffisait de se pincer la joue, ha.

Fanart par @riibrego
Yume Nikki explore cette solitude de manière vive et sincère, sans ignorer son attrait, sans ignorer la souffrance qu'elle peut apporter. Madotsuki est un personnage tragique, qui nous invite à explorer son monde, s'émerveiller avec elle et partager sa douleur, tenter de la comprendre. Ce jeu nous montre que même dans notre solitude il est possible de s'exprimer, d'écouter, d'aller à la rencontre des autres. Suis-je vraiment si seule, si j'ai la chance de pouvoir traverser ce petit monde créé par une personne inconnue, si j'ai la chance de pouvoir continuer d'explorer les rêves des autres?
Que j'ouvre ou ferme ma porte, je ne peux échapper au monde et ses problèmes car j'en fais moi aussi partie, et il fait partie de moi. C'est peine perdue. La seule solution c'est de faire de son mieux pour s'aimer malgré tout, pour prendre soin de soi, et prendre soin du monde. La douleur ne part pas. Elle sera sans doute toujours avec moi. Mais à présent je la connais, c'est toujours ça de pris.

Aujourd'hui nous vivons une situation particulière, il est vrai. Obligé-e-s de s'isoler (si on a la chance de pouvoir le faire) pour tenter de compenser les erreurs d'un gouvernement cruel, incompétent, meurtrier. Désespoir, frustration, confusion, toutes les réactions sont légitimes. Mais il ne faut pas perdre de vue la nature de cette isolation. Nous ne tournons pas le dos au monde en fermant la porte. Je ne m'isole plus par dégoût des autres, par dégoût de moi. Je ne choisis plus la mort, bien au contraire. Aujourd'hui nous nous isolons pour protéger nos êtres chers, protéger nos pairs, protéger les personnes qui nous sont étrangères, inconnues, anonymes. On s'isole pour prendre soin des autres, on s'isole pour protéger la vie, on s'isole par amour.

Aujourd'hui, pourtant face à mon écran comme chaque jour, je me rends compte de l'énorme chance que j'ai, de toutes les personnes qui m'ont protégée et aidée, le temps que je me comprenne, que je sorte peu à peu de ma couette. Aujourd'hui, j'essaye de protéger en retour.
J'attends le jour où je pourrai de nouveau sortir pour aller retrouver mes ami-e-s et les serrer dans mes bras. J'attends, patiemment, colère et amour blottis au creux de mon être. D'ici là je retrouve la couette qui ne m'a jamais tout à fait quittée.

Car j'ai pris ma décision il y a bien longtemps: je veux continuer d'explorer les rêves des autres.

Fanart par Ichika
Yume Nikki est disponible sur Steam (à ne pas confondre avec le remake de 2018, qui franchement n'a pas l'air terrible).
Si vous souhaitez vous aussi tenter l'aventure, mon conseil personnel serait d'essayer d'explorer le plus possible par vous-même, selon vos envies et à votre rythme. Quand vous aurez l'impression d'avoir tout vu, ou que vous en aurez marre de tourner en rond, n'hésitez pas à chercher de l'aide et des plans sur internet (ayez toutefois conscience qu'il est difficile de ne pas se spoiler soi-même en traînant sur le wiki).

Le jeu a aussi inspiré un nombre incalculable de fangames (j'ai menti, il y en aurait dans les 300 d'après le wiki dédié), apportant tous leurs propres idées à la structure de base. Mon favori est ".flow", une relecture plus horrifique de l'original, qui mériterait son propre article (pitétr un jour).

Je crois que c'est tout.

À la prochaine, et prenez soin de vous.
Cass

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire