29/04/2020

Epistle 3 Jam (la recommandation du mercredi)

"Enough time has passed that few remember me, or what I was saying when last I spoke, or what precisely we hoped to accomplish. At this point, the resistance will have failed or succeeded, no thanks to me. Old friends have been silenced, or fallen by the wayside. I no longer know or recognize most members of the research team, though I believe the spirit of rebellion still persists. I expect you know better than I the appropriate course of action, and I leave you to it. Expect no further correspondence from me regarding these matters; this is my final epistle."

Le 25 août 2017, Marc Laidlaw, écrivain et scénariste de la série Half-Life depuis ses débuts, a posté sur son site personnel un article intitulé "Epistle 3". En réalité il s'agit d'un synopsis à peine déguisé de ce qu'aurait pu être Half-Life 3 (ou, plus précisément, "Half-Life 2: épisode 3" parce que bref), en plus de sonner comme une lettre d'adieu à Valve ainsi qu'à la franchise. Pour beaucoup, Epistle 3 confirmait (si cela était encore nécessaire) l'abandon de la série par Valve. Les aventures de Gordon Freeman et Alyx Vance, laissées en suspend depuis 2007, ne connaîtraient pas de conclusion, et l'insaisissable Half-Life 3 était, bel et bien, perdu à jamais.

EPISTLE 3

Mais c'était sans compter sur l'Epistle 3 Jam!
"Certains pensent que le rêve est mort. NOUS DISONS... L'INVERSE."

Sans perdre de temps, une game jam fut organisée le lendemain même sur le site Itch.io par Laura Michet:
"Half-Life 3 est enfin libre, là où est sa place [...]. Half-Life 3 appartient au peuple. FAISONS-LE."

Du 26 août au 1er novembre, tout le monde était convié à créer et partager un jeu, le seul critère étant d'adapter le synopsis de Laidlaw, dans sa totalité ou en partie. "Aucune restriction de genre ou de style artistique" annonce Michet. "Lâchez-vous." Au total, pas moins de 30 jeux ont été créés, de tous les styles et toutes les couleurs. Certain-e-s ont décidé de mettre en scène le scénario avec sérieux, essayant de se rapprocher du style de la franchise, d'autres ont préféré rire un bon coup, d'autres encore ont tenté de réinterpréter Half-Life à travers d'autres genres, d'autres mécaniques de jeu. On retrouve ainsi dans le lot un point-and-click, deux visual novels, un RPG, un RTS, et même un jeu en VR (quelle idée...)! De son côté, un-e petit-e malin-e a très naturellement décidé que la suite de Half-Life devait prendre la forme d'un mod de Doom.

J'avouerai toutefois mes crimes: je n'ai pas testé la totalité des 30 jeux, et parmi ceux que j'ai essayé certains m'ont évidemment plus touchée que d'autres. C'est aussi ça le principe d'une game jam: mieux vaut donner rapidement corps à ses petites idées sympa que se fatiguer à absolument faire quelque chose de trop immense ou trop propre. On s'exerce, on se fait plaisir, et il serait ridicule d'exiger que chaque développeur-euse nous ponde son magnum opus sur place.
Ceci étant dit, certains jeux déchirent pas trop mal leur race quand même.

THE THIRD ONE

Avec Tiger Team, Brendon Chung met en scène l'ensemble du synopsis de Laidlaw à travers une succession de scènes surréalistes. La conclusion de la mythique saga se déroule ici aux confins du monde, où le jeu lui-même s'effondre. Les pantins animés par une IA fatiguée se démènent au cœur de maps laissées à l'abandon, étranges ruines inachevées qui pourtant n'ont pas perdu leur puissance d'évocation.

Dans THE THIRD ONE par davemakes, une parodie rigolote réduisant le jeu original à son plus simple appareil, on se traîne dans un conduit d'aération sans fin, ligne droite sans horizon peuplée de headcrabs™ qu'on repousse un à un au Pied™ De™ Biche™ tandis que les personnages peinent à se remémorer leurs noms, ou même ce qu'on fait là, dans cet étrange purgatoire.

Aboard the Borealis par BlinksTale tente quant à lui d'adapter l'un des passages les plus intrigants du synopsis de Laidlaw, dans lequel une lutte acharnée aux proportions épiques se joue au point de rupture du temps et de l'espace. À bord du fameux navire inter-dimensionnel, il vous faudra non seulement affronter une armée d'ennemis terribles, mais aussi leurs innombrables doubles du passé, marée de corps et de balles vous submergeant de part et d'autre alors que la réalité s'effondre sous vos pieds. Inutile de dire que Laidlaw avait probablement une autre vision en tête, mais la version on ne peut plus chaotique de BlinksTale se révèle être joyeusement ridicule et ridiculement géniale (et fera probablement fondre votre pc un petit peu).

Dans un autre style aussi radical que charmant, vous trouverez Epistles and Ruins, par quasiotter, qui nous présente une poignée de pensées flottantes autour de Half-Life et son impact culturel en général, dispersées dans un petit monde de pixels éclatés...

Epistles and Ruins

De son côté, Heather Flowers nous offre EPISTLE 3, probablement la meilleure création du lot selon moi (à défaut d'avoir le titre le plus original). Dans cette adaptation complète du synopsis, réalisée par une personne n'ayant, de son propre aveu, jamais fini un seul jeu de la série, nous avançons à l'aveugle, tentant de déterminer qui est qui et quoi qu'est-ce donc. Si, grâce à des années de conditionnement intensif, nous pouvons instantanément comprendre que le bloc rectangulaire sans texture situé en bas à droite de l'écran est à coup sûr une arme à feu, l'affaire n'est pas si simple pour les autres blocs qui nous entourent... Objets comme personnages, la seule manière de déterminer leur nature est d'interagir avec ces formes géométriques et d'observer leur réaction, mais le seul moyen d'interagir avec ce qui nous entoure est, bien sûr, de tirer dessus... L'humour est tout à fait à mon goût, et les décors minimalistes et monolithiques sont empreints d'une curieuse beauté.

Et pour finir par le coin des fripons, Rachel et Bennett Sala invoquent avec Hubba Grubba l'esprit du ready made en volant sans vergogne le jeu Staggering Beauty, pour nous confronter à un asticot collabo qui se trémousse dangereusement en essayant de toutes ses forces de déclencher une crise d'épilepsie (attention à vos yeux).

Les idées ne manquent pas, c'est évident, et enchaîner plusieurs jeux aussi courts qu'inventifs peut avoir un effet assez grisant et électrique!

Aboard the Borealis

Tous ces projets si différents révèlent pourtant une même vérité, le cœur de ce que l'Epistle 3 Jam exprime dans son ensemble: Half-Life est une vieille créature, qui n'a alors pas donné de vrai signe de vie depuis 10 ans, et le monde a bien changé depuis sa première arrivée en 1998. En 2017, l'annonce de la sortie d'Half-Life 3 est à peine plus qu'une blague, même si certaines personnes irréductibles continuent d'attendre désespérément. Gordon Freeman, ses comparses et ses ennemis, sont déjà des souvenirs à moitié oubliés, qui ont été repris, réinterprétés et transformés maintes et maintes fois par deux décennies de mods, fangames, webcomics, fanarts, fanfictions, web séries, bref, tout ce qu'un être humain peut forger de ses mains. Sans parler bien sûr de l'impact, tout aussi impossible à quantifier, que la franchise a pu avoir sur l'industrie professionnelle. Autant de créations bâties sur les précédentes, se répondant les unes aux autres jusqu'à ce que le point d'origine soit perdu de vue.

Imaginer une suite ou une conclusion à la franchise c'est d'abord reconnaître qu'elle est déjà morte, que ses personnages errent dans les limbes depuis des années, et que son cadavre a déjà permis à des forêts entières de s'en nourrir pour pousser et se développer à sa suite. Il n'est dès lors pas si surprenant de voir plusieurs jeux représenter Half-Life comme un vieux rêve un peu flou, un ensemble de noms et d'images qui nous reviennent avec nostalgie mais sans certitude, et dont le sens originel nous échappe quelque peu.

Seulement, il y a un hic avec cette histoire, n'est-ce pas?

EPISTLE 3

Nous sommes maintenant en 2020, et Valve a bel et bien sorti un nouveau Half-Life. Pas le 3, certes, mais tout de même. Loin d'honorer sa mort, ils gardaient le cadavre dans leur placard, afin de le réanimer au moment opportun. Moi qui pensait qu'on pouvait enfin tourner la page... J'oubliais que les franchises ne meurent plus.

Half-Life: Alyx est probablement un jeu très intéressant, mais j'avoue avoir du mal à exprimer le moindre enthousiasme à son égard. Mon budget ne me le permet pas, entre autres raisons. Peut-être qu'un jour j'y aurai accès, ou que je me contenterai d'un let's play. Peut-être. En attendant je ne vois pas pourquoi je devrais le considérer comme plus légitime que les créations faites pour l'Epistle 3 Jam. Valve détient les droits, j'imagine. La compagnie affirme de nouveau son contrôle sur cet univers, alors que pour moi la leçon était pourtant claire: nous n'avons, en réalité, pas besoin d'elle.
Half-Life appartient au peuple.

Le "peuple", en l'occurrence une poignée de développeur-euse-s indépendant-e-s, a démontré à quel point sa vision de la franchise était bien plus originale que ce que l'équipe de Valve nous propose trois ans plus tard, malgré toutes leurs ressources et leurs talents. Les jeux issus de cette game jam, grâce à la liberté qu'ils ont de pouvoir expérimenter sans gêne, poussent l'idée d'Half-Life dans ses derniers retranchements, retournent cet univers dans tous les sens et par-dessus tout démontrent à quel point le monde a dépassé Half-Life, de bien des manières. Plusieurs générations de joueur-euse-s ont traversé cet univers et l'ont par la suite réinterprété de mille et une façon, chaque personne apportant ses propres idées à une conversation qui a commencé il y a plus de 20 ans.
De son côté Valve dépoussière vainement son vieux squelette et nous vend un énième FPS (mais avec un casque sur la tête cette fois!). On peut tout à fait étudier, explorer, admirer et célébrer le passé sans y rester à jamais bloqué-e pour autant, en gardant un regard critique et en étant prêt-e à reconfigurer, transformer les idées pour aller de l'avant. Le soi-disant grand retour d'une franchise mythique semble quant à lui piégé dans sa propre mémoire, avec ses éternels headcrabs et esclaves du Combine qui, à ce stade, ont été reproduits jusqu'à la parodie et bien au-delà. Je pourrais trouver ça ironique si ce n'était pas le lot de la quasi-totalité des "propriétés intellectuelles" ayant encore assez de renommée aujourd'hui pour sentir l'argent (ou servir d'argument de choc pour nous vendre un casque VR).

Tiger Team

Que les choses soient claires: une histoire de la franchise qui se contenterait des titres de Valve et Gearbox et se permettrait d'ignorer l'océan sans horizon de créations produites par des artistes indépendant-e-s ou amateur-rice-s, serait une histoire myope, incomplète. Une histoire qui tenterait de nous vendre l'image d'une culture populaire entièrement contrôlée par des entreprises et les milliardaires qui les dirigent, alors que chaque jour les gens nous prouvent que la réalité est infiniment plus riche et complexe.

La culture appartient au peuple.

À la semaine prochaine!
Cass

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